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Coercition et contre-coercition régionales : comprendre l’échec de la stratégie coercitive de la CEDEAO face aux coups d’État de l’Alliance des États du Sahel (AES)

Pourquoi la coercition régionale de la CEDEAO a-t-elle échoué à contrer l’implémentation durable des régimes militaires dans les États membres de l’AES, et quelles leçons stratégiques peut-on en tirer pour de futures interventions coercitives en Afrique de l’Ouest ? Cet article examine les raisons de l’échec de la stratégie coercitive mise en œuvre par la CEDEAO pour rétablir l’ordre constitutionnel au Mali, au Burkina Faso et au Niger — désormais regroupés sous l’appellation d’Alliance des États du Sahel (AES). En mobilisant le modèle quadripartite de coercition développé par l’auteur 2 et composé d’une stratégie fondée sur l’empathie, la clarté et l’acceptabilité des objectifs, l’asymétrie de la détermination des belligérants, et la crédibilité des incitations — l’analyse dissèque chronologiquement et rigoureusement les actions entreprises par la CEDEAO ainsi que les contre-stratégies mises en œuvre par les États de l’AES. L’auteur révèle que l’échec de la CEDEAO s’explique entre autres par un désalignement stratégique, une mauvaise calibration des incitations, ainsi qu’une sous-estimation de la profondeur stratégique et de la légitimité populaire interne des régimes militaires de l’AES. Il propose des pistes critiques de réflexion à l’attention des décideurs politiques sur les limites contextuelles de la coercition diplomatique régionale. L’objectif ultime est de tester et d’affiner le modèle de coercition proposé, tout en formulant des recommandations opérationnelles pour de futures interventions dans des États fragiles, exposés aux prises de pouvoir militaires.

Auteur : Jean Yves Ndzana Ndzana 1 | 01/05/2025 | Temps de lecture : 10 minutes | Régions : Afrique de l’Ouest | Thèmes : Politique, Relations Internationales, Sécurité

Forum économique Russie-Afrique à Sotchi, 2019
Des partisans de la junte militaire et de l’Alliance des États du Sahel participent à un rassemblement à Bamako, le 1er février 2024. © HADAMA DIAKITE/EPA/MAXPPP

Le 10 août 2023, au plus fort de la crise née du coup d’État au Niger, Omar Touray, président de la commission de la Communauté Économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), rappelait une des décisions majeures de l’instance communautaire ouest africaine de déployer la force en attente de la Cedeao pour rétablir l'ordre constitutionnel au Niger. Cette déclaration, à la tonalité intransigeante et martiale, consacrait une stratégie coercitive régionale sans précédent dans l’histoire récente de l’organisation ouest-africaine. Sanctions économiques, suspension des juntes, menace explicite d’intervention militaire : l’arsenal classique de la coercition était mobilisé pour faire plier le régime militaire du Niger, mais aussi du Mali et du Burkina Faso, désormais réunis au sein de l’Alliance des États du Sahel (AES).

Pourtant, quelques mois plus tard, le contraste fut saisissant. Non seulement la CEDEAO n’a pas réussi à contraindre les juntes à rétablir l’ordre constitutionnel, mais ces dernières ont renforcé leur légitimité interne, bâti un espace régional alternatif, et redéfini leurs alliances géopolitiques. L’échec est pour le moins patent. Dès lors, une question s’impose : pourquoi la coercition régionale de la CEDEAO a-t-elle échoué à contrer l’implémentation durable des régimes militaires dans les États membres de l’AES ? Et quelles leçons stratégiques peut-on en tirer pour les futures interventions coercitives en Afrique de l’Ouest ? Pour répondre à ces interrogations, cet article mobilise un modèle analytique quadripartite original de coercition diplomatique développé par Jean Yves Ndzana dans sa thèse de doctorat à l’Université de Leiden, aux Pays-Bas.

Ce modèle s’articule autour de quatre variables essentielles : l’empathie stratégique, la clarté et l’acceptabilité des objectifs de l’émetteur par la cible, l’asymétrie de détermination entre les belligérants, et la crédibilité des incitations. À travers cette grille de lecture, nous proposons une analyse critique de la stratégie de la CEDEAO et des réponses contre-coercitives de l’AES. L’argumentation se déploiera en quatre temps. Nous reviendrons d’abord sur le contenu de la stratégie coercitive de la CEDEAO et son fondement normatif (I). Nous procéderons ensuite à une lecture critique de cette stratégie à l’aune du modèle quadripartite précédent. (II) Puis, nous analyserons les réponses coercitives institutionnelles, discursives et géopolitiques élaborées par l’AES (III). Enfin, nous proposerons des pistes de réajustement stratégique pour une diplomatie coercitive régionale plus légitime, plus empathique et plus efficace. (IV).


I. La stratégie coercitive de la CEDEAO : entre orthodoxie diplomatique et volontarisme normatif.


Lorsque la CEDEAO fut créée en 1975, ses ambitions étaient d’abord économiques et commerciales. Cependant, le tournant politique pris dans les années 1990, avec la fin de la guerre froide et la vague de démocratisation sur le continent africain, a progressivement ancré l’organisation dans une posture de garant de la gouvernance démocratique. Ce virage fut formalisé avec l’adoption du Protocole additionnel de 2001 sur la démocratie et la bonne gouvernance, qui interdit explicitement l’accès au pouvoir par des moyens anticonstitutionnels. C’est donc au nom de cette norme institutionnelle que la CEDEAO s’est engagée, entre 2020 et 2023, dans une stratégie coercitive contre les juntes militaires au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Dès les premières heures des coups d’État, l’organisation a suspendu les trois pays de ses instances décisionnelles. Puis, elle a imposé un arsenal de sanctions : fermeture des frontières, gel des avoirs financiers, embargos commerciaux, et restrictions diplomatiques. En août 2023, face à l’intransigeance du CNSP nigérien, la CEDEAO a même brandi la menace d’une intervention militaire. Une posture inédite depuis les opérations de la force ECOMOG au Libéria et en Sierra Leone dans les années 1990, comme le démontre Adekeye Adebajo dans un livre sur la question.


Mais cette stratégie s’est heurtée à plusieurs contraintes. D’une part, elle a révélé les limites internes de la CEDEAO elle-même. Car l’organisation était loin d’être unie. Des divergences de vues sont apparues entre États membres, certains comme le Togo exprimant des réserves face à l’option militaire. D’autre part, le contenu même de la stratégie était caractérisé par un volontarisme normatif qui, s’il était conforme aux textes, manquait de pragmatisme opérationnel. En effet, les injonctions adressées aux juntes étaient perçues comme maximalistes, parfois déconnectées des réalités sécuritaires et sociales des pays concernés. En outre, la CEDEAO a fait le pari d’une démonstration de force symbolique sans disposer de véritables moyens pour la concrétiser. Le recours à la coercition économique a, dans certains cas, renforcé le sentiment nationaliste au sein des populations, qui ont perçu ces sanctions comme des actes de punition collective. L’effet attendu, notamment l’affaiblissement de la junte par la pression populaire s’est renversé en une mobilisation en faveur de cette dernière.



Photo diffusée par l'agence d'Etat russe Sputnik, 25 juillet 2024
A Nigerien soldier with ECOMOG, the military arm of the Economic Community of West African States, adjusts a rocket launcher in the village of Lomo Nord, in central Ivory Coast, February 14, 2003 [Issouf Sanogo/AFP]

En somme, la stratégie coercitive de la CEDEAO reposait sur une orthodoxie diplomatique rigide : le respect de l’ordre constitutionnel érigé en dogme, la dissuasion comme levier principal, et l’isolement diplomatique et économique comme outil de correction. Or, dans un contexte où les régimes militaires de l’AES bénéficiaient d’un enracinement national et d’une légitimité post-insurrectionnelle, cette mécanique classique apparaissait désormais obsolète. Ainsi, le récit selon lequel la coercition suffit à contraindre les contrevenants à rentrer dans le giron réglementaire s’efface devant une réalité où les jeux d’acteurs sont plus fluides, les alliances plus mouvantes, et les représentations de la souveraineté plus affirmées. Ainsi s’achève la première étape de notre analyse, à l’intersection entre volonté normative et impuissance opérationnelle. Il nous faut désormais scruter de plus près les limites internes de cette stratégie, en l’examinant à la lumière de notre modèle théorique de la coercition quadripartite.


II. Le modèle quadripartite de coercition diplomatique : une grille d’analyse critique.


C’est dans le cadre de sa thèse doctorale soutenue à l’Université de Leiden et accessible publiquement, que Jean Yves Ndzana a développé un modèle analytique original de la coercition diplomatique, nourri par l’étude comparée de la stratégie américaine contre les programmes nucléaires de l’Iran, de la Libye et de l’Afrique du Sud. Ce modèle quadripartite repose sur quatre piliers déterminants dans l’efficacité d’une stratégie coercitive : (1) une stratégie fondée sur l’empathie, (2) la clarté et l’acceptabilité des objectifs, (3) l’asymétrie de détermination entre l’imposeur et le récepteur de la coercition, et (4) la crédibilité des incitations positives. L’application de ce modèle au cas de la CEDEAO permet une lecture plus affinée des ressorts de son échec face aux régimes militaires de l’AES.

1. Le déficit d’empathie stratégique : un aveuglement face aux dynamiques internes

L’empathie, telle que définie dans ce modèle, ne se confond pas avec la sympathie. Elle renvoie plutôt à la capacité de l’acteur coercitif à comprendre les motivations, les contraintes et les représentations stratégiques de son adversaire, et d’agir ou de réagir en conséquence. Or, dans les cas du Mali, du Burkina Faso et du Niger, la CEDEAO a largement ignoré les logiques internes ayant conduit à la chute des régimes civils : l’insécurité chronique, causée notamment par les attaques terroristes, la perte de confiance généralisée dans les institutions régionales, sans oublier les aspirations populaires à un ordre politique plus sécurisant. À cet égard, l’analyse de Dursun-Ozkanca sur la légitimité basée sur la sécurité est particulièrement pertinente; car dans des contextes socio-politiques où la survie physique des citoyens est en jeu, la demande de démocratie libérale passe souvent au second plan. Autrement dit, comme le confirme le géopolitologue Francis Laloupo, « le terrorisme a rendu secondaire l’agenda démocratique. »



Photo diffusée par l'agence d'Etat russe Sputnik, 25 juillet 2024

2. Objectifs flous ou inaccessibles : la rhétorique contre-productive de la restauration immédiate

Le deuxième pilier du modèle souligne l’importance d’objectifs clairs, réalistes et acceptables pour les destinataires de la coercition. En exigeant un retour immédiat à l’ordre constitutionnel et le rétablissement des présidents déchus, la CEDEAO s’est enfermée dans une position maximaliste. Certes, les demandes étaient claires, mais elles étaient perçues comme déconnectées des réalités locales, sans oublier que leur formulation fermait la fenêtre du compromis. Pourtant, comme le souligne Alexandre George dans un livre classique, une coercition efficace repose moins sur la force brute que sur la capacité à proposer une porte de sortie honorable à son adversaire.


3. L’asymétrie de détermination : un rapport de volonté inversé

Le troisième critère met l’accent sur la différence de résolution entre les deux parties. Les dirigeants de l’AES, portés par une rhétorique souverainiste et soutenus par une frange significative de leur opinion publique, se sont montrés plus déterminés que la CEDEAO, minée par des divisions internes. En effet, le soutien implicite ou explicite de certains États membres à la junte nigérienne a fragilisé la posture collective. Par ailleurs, les régimes militaires ont réussi à transformer les sanctions en instruments de légitimation politique interne, comme le démontre brillamment une analyse de Maria Perrotta Berlin sur l’effet politique des sanctions économiques..


4. Des incitations peu crédibles : entre menaces non suivies d’effet et absence de récompenses.

Enfin, la CEDEAO a péché par un déficit de crédibilité. La menace d’intervention militaire, dénuée de consensus interne et sans véritable plan opérationnel, a été perçue comme du bluff diplomatique. De même, aucune incitation positive n’a été proposée pour accompagner une sortie de crise : ni garanties de sécurité pour les juntes, ni accompagnement financier et/ou dialogue structurant. Or, comme le soutient Robert Art, une coercition efficace combine de manière subtile la menace et la persuasion. L’application du modèle quadripartite permet ainsi de révéler que l’échec de la CEDEAO n’est pas uniquement conjoncturel ou tactique. Il tient à une mauvaise appréhension des ressorts même de l’action coercitive. En cela, l’expérience de l’Afrique de l’Ouest fournit un terrain empirique fécond pour tester et enrichir un modèle initialement conçu dans le champ de la non-prolifération. Quelles étaient les réponses contre-coercitives de l’AES face à la CEDEAO?


III. Les réponses contre-coercitives de l’AES : vers une redéfinition du rapport de force

L’histoire de la coercition n’est jamais à sens unique. Car chaque tentative d’imposition de volonté suscite une réponse de la cible; la réponse est parfois passive, souvent active, mais redessine ou conforte les contours du rapport de force en présence. Dans le cas des relations entre la CEDEAO et les membres de l’AES, cette dialectique de l’action et de la réaction a pris une tournure inédite. Car les juntes malienne, burkinabé et nigérienne n’ont pas simplement résisté aux injonctions de la CEDEAO : elles ont activement mis en place une stratégie de contre-coercition, mobilisant discours, dispositifs institutionnels et alliances alternatives pour inverser le rapport de force.


1. Une réappropriation discursive et une légitimation populaire renouvelée

La première ligne de réponse de l’AES fut rhétorique. Les régimes militaires incriminés par la CEDEAO ont très tôt compris que pour contrebalancer la coercition régionale, il fallait la recadrer sur le terrain nationaliste. Ainsi, les discours officiels se sont structurés autour d’une rhétorique de la souveraineté nationale retrouvée, de la dignité populaire, et de la résistance à l’ingérence. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le capitaine Ibrahim Traoré lorsqu’il déclarait, le 11 décembre 2023 que : « j’irai aussi mettre en garde les valets locaux de l’impérialisme qui sont à l’arrière ici avec nous à l’intérieur du pays comme à l’extérieur, de changer de fusil d’épaule parce qu’il est temps, il est temps qu’on arrête et qu’on puisse regarder dans la même direction et agir pour que le Burkina puisse recouvrer la paix. (…) Ces impérialistes, en plus de piller nos États, en plus de nous spolier à travers les valets locaux qu’ils ont mis à la tête de nos États, États d’ailleurs qu’ils considèrent comme étant leurs sous-préfectures. » De son côté, le colonel Assimi Goïta assimilait les sanctions de la CEDEAO à des « tactiques terroristes. » Ces discours ont trouvé un écho favorable dans l’opinion publique des Etats de l’AES, notamment à travers des manifestations populaires de soutien aux juntes et de rejet des sanctions. Ainsi, les autorités de l'AES ont utilisé les imaginaires anti-impérialistes pour délégitimer l’autorité normative de la CEDEAO en retournant la logique de l'isolement contre ses auteurs.


2. Une construction institutionnelle alternative : l’affirmation de l’AES comme contre-espace régional


Sur le plan institutionnel, la réponse des trois pays ne s’est pas limitée à une posture de rejet : elle s’est matérialisée par la création d’un nouveau cadre de coopération régionale. Le 16 septembre 2023, à Bamako, les dirigeants du Mali, du Burkina Faso et du Niger ont signé la Charte du Liptako-Gourma, fondant officiellement l’Alliance des États du Sahel. Par ailleurs, cette alliance est présentée comme un cadre de mutualisation des moyens pour faire face aux menaces sécuritaires terroristes et pour promouvoir une vision souveraine et endogène de la gouvernance (Charte de l’AES, 2023). L’enjeu était de taille, car en claquant la porte de la CEDEAO sur la base de la souveraineté des internationale, ces trois Etats ont touché l’un de ses points vitaux : l’unité et la participation des membres de l’instance régionale. On comprend mieux pourquoi la CEDEAO a finalement levé toutes ses sanctions contre les membres de la future AES. Conséquemment, par cette initiative, les juntes désignaient la CEDEAO non plus comme un espace de solidarité mais comme un adversaire stratégique. L’AES est alors devenue un outil de réarticulation du régionalisme ouest-africain, tourné vers une sécurité offensive, un rejet assumé des institutions communautaires existantes, et une volonté de bâtir un nouvel ordre post-CEDEAO, comme le confirme Abdoul Sogodogo.


3. Une diversification des alliances stratégiques : l’ouverture vers de nouveaux partenaires.

Enfin, la troisième composante de la contre-coercition fut diplomatique et géostratégique. Les États de l’AES, mis au ban de la communauté ouest-africaine et partiellement isolés par les puissances occidentales, ont recherché activement des partenariats alternatifs. La Russie, notamment, est apparue comme un allié de circonstance, fournissant soutien politique et coopération sécuritaire via le groupe Wagner ou par des accords bilatéraux plus formels. On comprend pourquoi le Premier ministre burkinabé, Apollinaire Kyélem de Tambèla, critiquait encore la coopération sécuritaire avec la France qu’il estimait inefficace. Bien plus, cette ouverture se manifeste aussi par un rapprochement avec la Turquie, l’Iran, ou encore la Chine, dans une stratégie de contournement diplomatique des instruments coercitifs classiques. Cette recomposition des alliances et des forums diplomatiques rappelle les stratégies dites de « hedging », dans lesquelles des acteurs moyens naviguent entre divers pôles de puissance pour garantir leur autonomie stratégique.


Forum économique Russie-Afrique à Sotchi, 2019
Le président chinois Xi Jinping rencontre le président malien Assimi Goita au Sommet 2024 du Forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC), à Pékin, le 2 septembre 2024. © JU PENG/Xinhua via AFP

Le cas de l’AES montre ainsi comment une dynamique de contre-coercition peut non seulement neutraliser l’effet escompté d’une stratégie punitive, mais en tirer profit pour accélérer la redéfinition de son ancrage géopolitique. L’ensemble de ces réponses discursives, institutionnelles et diplomatiques signale une transformation en profondeur du rapport de force régional. La CEDEAO, confrontée à une dynamique proactive de réorganisation régionale, se retrouve ainsi désormais défiée non plus par des entités isolées mais par un bloc alternatif, doté d’une volonté d’affirmation politique et stratégique. Dès lors, il devenait urgent, à la lumière du précédent constat, de penser une nouvelle diplomatie de la persuasion plutôt qu’une coercition unilatérale.

IV. Leçons stratégiques et pistes de réajustement pour la diplomatie coercitive régionale.


Toute crise est à la fois un miroir et un tremplin; un miroir, car elle reflète les vulnérabilités du système politique tel quel, et un tremplin car elle peut permettre de refonder les fondements de l’action collective. L’échec manifeste de la stratégie coercitive de la CEDEAO face à l’AES invite ainsi non seulement à un examen critique, mais aussi à une projection stratégique sur les voies d’un réajustement crédible et transformateur. Toutefois, ce dernier segment ne prétend ni clore le débat ni proposer des solutions miracles. Il vise à ouvrir un espace de réflexion stratégique sur les conditions d’une coercition régionale mieux calibrée, plus légitime, efficace et durable. Car une coercition efficace n’est pas seulement affaire de normes, de sanctions ou de discours. Elle repose sur une alchimie complexe entre légitimité, écoute, capacité d’adaptation, et résonance avec les besoins profonds des peuples. À la lumière de cette crise, trois chantiers d’action s’imposent.


1. Construire une stratégie de délégitimation des putschs auprès des opinions publiques nationales : reconquérir les cœurs avant les urnes.


Cet épisode coercitif régional a clairement démontré que la CEDEAO se heurte à une difficulté majeure : son incapacité à mobiliser l’opinion publique des États membres incriminés. Car, faut-il le rappeler, les régimes militaires du Mali, du Burkina Faso et du Niger ont réussi à mobiliser une rhétorique de rupture souverainiste, dépeignant la CEDEAO comme un « syndicat de chefs d’État » indifférent aux aspirations populaires et à une véritable démocratisation de l’Afrique. Pour contrer cette dynamique, la CEDEAO aurait pu activer un dispositif stratégique de délégitimation narrative des coups d’État, en mobilisant notamment les médias régionaux, les influenceurs panafricains, les leaders religieux et coutumiers, et les organisations de la société civile. Concrètement, plutôt que d’imposer des sanctions perçues comme punitives, l’organisation aurait pu mener des campagnes de sensibilisation insistant sur le coût économique et sécuritaire de l’isolement diplomatique, la régression institutionnelle liée aux régimes d’exception, et la fragilité durable que provoque la rupture de l’ordre constitutionnel. Une telle stratégie de « soft power démocratique » aurait permis d’isoler les juntes de leur base sociale, en s’appuyant sur des récits enracinés dans l’histoire des luttes populaires pour la démocratie en Afrique de l’Ouest.


2. Réformer les dispositifs institutionnels de la CEDEAO pour répondre aux demandes de sécurité et de justice sociale : la nécessité de redevenir l’organisation des peuples.

La perception de la CEDEAO comme un club présidentiel déconnecté du vécu des populations a été exploitée avec succès par les régimes de l’AES. Pour briser cette image, l’organisation doit s’engager dans une réforme structurelle profonde, plaçant les questions de sécurité humaine, de justice sociale et de participation citoyenne au cœur de son mandat. Une telle mutation suppose, d’une part, de renforcer le rôle du Parlement de la CEDEAO, en le dotant de compétences contraignantes et d’une capacité de contrôle sur les décisions exécutives, comme le recommandent Adebanwi et Akinrinade. D’autre part, il est impératif de repenser le dispositif d’intervention sécuritaire de la CEDEAO. Plutôt que de brandir spontanément des menaces militaires réactives, isolées et mal préparées lorsqu’il y’a coups d’État militaire, l’organisation aurait pu proposer une « Force mixte de sécurisation démocratique », mobilisable non seulement en contexte de lutte contre le terrorisme, mais aussi en appui aux transitions démocratiques légitimes, aux processus électoraux menacés, notamment avec la question des coups d’État civils ou du « troisième mandat ». Il est important de préciser que la gestion différenciée des coups d’État civils et militaires n’est pas l’apanage de la CEDEAO, car l’UA n’a pas toujours une attitude univoque en la matière. Conséquemment, tout comme l’instance politique continentale, la CEDEAO perd en crédibilité lorsqu’elle condamne spontanément et fermement les coups d'État militaires mais reste muette sur les coups d'État civils. Ce type de dispositif aurait permis de démontrer que la CEDEAO n’abandonne pas les populations aux défis sécuritaires, mais qu’elle entend surtout répondre à ces défis dans un cadre démocratique.


Photo diffusée par l'agence d'Etat russe Sputnik, 25 juillet 2024

  • Vers une diplomatie régionale refondée : entre humilité institutionnelle et audace stratégique.

  • Le troisième chantier stratégique concerne la re-légitimation du recours à la force dans l’arsenal diplomatique de la CEDEAO. Car l’évocation, en août 2023, d’une possible intervention militaire au Niger fut immédiatement perçue comme une menace extérieure téléguidée par des intérêts occidentaux, notamment français. Cette perception, largement relayée dans les réseaux sociaux, a sapé toute tentative de dissuasion crédible. De plus, les relations entre communautés sociologiques, comme celles des Hausa au Niger et au Nigéria, ont empêché le Président Tinubu de mobiliser l’armée contre un pays « frère ». Ceci confirme la pertinence de l’analyse de Finnemore sur l’usage légitime de la force dans les relations internationales ; selon lui, cette légitimité dépend fortement d’un travail constant de justification morale, institutionnelle et populaire. Dans le cas de l’AES, la CEDEAO aurait dû montrer que son objectif n’était pas de rétablir un président déchu, mais de restaurer l’ordre démocratique, de protéger les civils contre les dérives autoritaires et d’empêcher l’enracinement d’un précédent dangereux. Cela aurait nécessité une coalition régionale fondée sur des principes clairement énoncés, appuyée par une résolution de l’Union Africaine (UA), et précédée par une médiation ouverte, transparente et inclusive. Ce n’est que dans un tel cadre que la force cesse d’être un outil de puissance pour devenir un vecteur de souveraineté régionale assumée et concertée.

  • La crise de l’AES a servi de signal d’alarme systémique pour la CEDEAO. Car non seulement a-t-elle révélé l’épuisement d’un paradigme de gouvernance normative, mais aussi l’urgence d’un aggiornamento diplomatique en profondeur. Car, pendant trop longtemps la CEDEAO s’est contentée d’une diplomatie verticale, fondée sur des injonctions descendantes, et négligeant la nécessité d’un ancrage social, culturel et politique de ses actions. Pour redevenir légitime, l’organisation doit désormais se concevoir comme une instance d’écoute, de médiation et de co-construction régionale. Cela implique de faire preuve d’humilité institutionnelle, en reconnaissant que les leviers classiques de puissance comme les sanctions économiques ou les suspensions diplomatico-institutionnelles n’ont plus l’efficacité mécanique qu’on leur prêtait. En d’autres mots, il ne suffit plus d’agiter les principes démocratiques pour légitimer son action politico-militaire ; encore faut-il démontrer qu’ils répondent concrètement aux besoins de paix, de justice et de développement des populations. Dans le même temps, refonder la diplomatie régionale requiert une audace stratégique à la hauteur des défis contemporains. Cela signifie repenser la légitimité, non plus seulement comme conformité juridique, mais aussi comme reconnaissance populaire. Cela suppose donc et aussi d’assumer une vision plus complexe de la souveraineté, fondée sur l’interdépendance entre sécurité collective, stabilité institutionnelle et souveraineté nationale.

  • La CEDEAO peut et doit devenir le laboratoire d’une diplomatie africaine de nouvelle génération bâtie sur l’inclusion, la contextualisation, l’agilité et la dextérité. À cet égard, la construction d’une force régionale crédible, l’ouverture à des mécanismes de consultation citoyenne, et l’institutionnalisation de passerelles entre sociétés civiles, leaders religieux et autorités coutumières ne sont plus des options, mais des impératifs historiques. Car en dernière instance, comme le rappelle un proverbe yoruba, « un arbre seul ne fait pas la forêt ». C’est donc par l’écoute mutuelle, la responsabilité partagée et la vision collective que l’Afrique de l’Ouest pourra relever ses défis et transformer ses crises en forces motrices de réinvention. Pour cela, il faut conjuguer l’humilité de l’écoute avec l’audace de l’action, l’intelligence contextuelle avec la rigueur institutionnelle. Car la diplomatie (coercitive) africaine du XXIe siècle ne pourra plus se tisser à huis clos uniquement, dans le velours discret des salons feutrés baignés de lumière tamisée ; elle devra désormais s’épanouir à ciel ouvert, sous le regard franc du soleil en tenant compte du tumulte des places publiques, là où résonnent les voix des peuples — ou alors, elle se fanera avant même d’avoir fleuri.

Conclusion


L’histoire retiendra que face aux coups d’État de l’AES, la CEDEAO a parlé fort mais agit faiblement ; qu’elle a proclamé des principes mais négligé les réalités ; qu’elle a menacé sans convaincre et sanctionné sans écouter. Pourtant, dans ce fracas diplomatique, un message s’impose avec clarté : les normes, fussent-elles légitimes, ne suffisent pas lorsqu’elles ne résonnent pas avec l’expérience vécue des peuples. En d’autres mots, toute tentative de gouvernance régionale durable doit d’abord être une entreprise d’écoute, d’empathie stratégique, et de co-construction des réponses à l’instabilité. Cette analyse a montré, à partir d’une modélisation rigoureuse de la coercition diplomatique de l’auteur, que l’échec de la CEDEAO réside moins dans son manque de moyens que dans son déficit d’intelligence contextuelle et de stratégie participative. Il ne s’agit pas de renoncer à la défense des principes démocratiques, mais de comprendre que leur imposition verticale, en l’absence de légitimité sociale et d’alternatives sécuritaires crédibles, conduit à leur instrumentalisation par ceux qu’ils visaient à contraindre.

Des pistes ont été avancées, fondées sur des réformes institutionnelles, une refondation narrative, et une diplomatie empathique ; il s’agit là d’autant de leviers pour transformer une organisation fragilisée en catalyseur de stabilité. Il appartient désormais aux décideurs ouest-africains, mais aussi aux peuples eux-mêmes, de prendre part à ce processus de refondation collective. Car, au fond, ce sont les sociétés qui légitiment ou délégitiment les institutions, et non l’inverse. Dans cette dynamique de reconstruction, la sagesse africaine peut encore guider l’action diplomatique. Un proverbe mandingue rappelle d’ailleurs : « lorsque l’on marche seul, on va vite. Mais ensemble, on va plus loin. » Tandis qu’un proverbe Fang nous enseigne que « celui qui souhaite soigner les blessures des autres doit d'abord écouter leurs silences. » Que la CEDEAO réapprenne à marcher avec ses peuples. Qu’elle transforme cette crise en école de sagesse. En effet, dans les relations internationales, comme dans la vie des peuples, la véritable puissance ne réside pas toujours dans la capacité à imposer, mais dans celle de convaincre, de comprendre, et, lorsque cela est nécessaire, de reculer pour mieux avancer. Au demeurant, la CEDEAO doit surtout comprendre que l’essence de la puissance diplomatique réside moins dans la posture martiale verticale que dans la posture consensuelle empathique. Car, comme le dit un proverbe Ewe : « si tu veux aller loin dans la brousse, n’oublie pas que même le vent demande conseil à la forêt. »



  1. Titulaire d'un doctorat PhD en governance and global affairs de Leiden University aux Pays-Bas, Jean Yves est un chercheur en RI qui s’intéresse notamment aux enjeux de gouvernance mondiale, de politique étrangère et au recours à la force en RI. Contact : ndzana.jyves@gmail.com ↩︎
  2. Ce modèle de coercition à quatre piliers a été développé par Jean Yves Ndzana dans sa thèse doctorale explorant les conditions d’effectivité de la diplomatie coercitive américaine en contexte de prolifération nucléaire. Lire à ce propos Ndzana Ndzana, J. Y. (2024, April 25). Understanding coercive nuclear reversal dynamics: a comparative case study of US coercive diplomacy against the nuclear programs of Iran, Libya, and South Africa. PhD thesis: Leiden University. ↩︎